Laignelet enfant

 

Une expérience Sociale la VERRERIE DE LAIGNELET 

  

On Sait quel degré de tension sont aujourd'hui parvenus les rapports entre patrons et ouvriers. 

Les excès de la concurrence, joints une certaine apathie, ont parfois conduit les directeurs d'entreprise à demander leurs bénéfices plutôt à une diminution du salaire de l'ouvrier qu'à un développement naturel de recettes; et il n'est pas, nécessaire d'être socialiste pour reconnaitre que parfois ce résultat a été obtenu par des moyens détournés extrêmement contestables. Le travailleur plus instruit, mieux éclaire, mais aussi i uvrnné par cevz. Qui attendent leur fortune des de son mécontentement, a fini par croire que le capitaliste ne vivent que d'un prélèvement illégitime sur la rémunération normale du travail. Un pareil état de méfiance engendré par une réelle opposition d'intérêts devait fatalement aboutir à des conflits douloureux, nuisibles à la prospérité général: pour les prévenir on ne songe plus guère aujourd'hui qu'à organiser les forces en présence, à les équilibrer et l'on espère ainsi qu'elles se tiendront mutuellement en respect. Les plus optimistes affirment qu'elles pourront un jour conclure de durables traités de paix. C'est assez dire que l'on ne compte plus sur les œuvres de patronage, ni sur les syndicats mixtes. On affirme même que toute combinaison en apparence favorable à l'ouvrier, mais dans laquelle pénétrerait l'influence patronale, ne peut être qu'un instrument d'oppression habilement forgé; et l'on sait que nous sommes à la veille de voir interdire les économats 

C'est l'esprit fortement pénétré de toutes ces choses que j'ai visité, l'autre jour, la verrerie de Laignelet, près Fougères, où s'étale une superbe audace, en plein centre révolutionnaire, l'union féconde du capital et du travail. 

<e que j'y ai constaté, avec toute l'impartialité désirable, peut se résumer en deux mets: c'est, du côté patronal, le contre pied de tout ce que font, en général, les patrons pour sauvegarder leurs intérêts c'est, du côté ouvrier, l'antipode de ce que les ouvriers croient ordinairement indispensable au succès de leurs revendication. Et le résultat est excellent pour les ouvriers et pour le patron. 

A quoi faut-il attribuer le succès d'une expérience qui semble aussi téméraire? Faut il y voir la preuve des mérites particuliers de ceux qui l'ont tentée? Ou bien est-ce une éclatante condamnation des erreurs et des préjugés qui divisent actuellement le capital et le travail ? L'expérience ne vaut-elle que par les expérimentateurs ? Est-elle au contraire concluante en soi? Il est assez difficile du savoir, étant donnée l'incontestable valeur morale et intellectuelle des verriers de Laignelet et de l'homme qui les a groupés autour de lui. Quoiqu'il en soit, les résultats obtenus sont indéniables et comme il est probable qu'il existe de par le monde des hommes assez vertueux pour les reproduire à leurs profits, nous avons cru qu'il était intéressant de les faire connaitre. La base essentielle de l'organisation sociale de la verrerie de Laignelet est un syndicat mixte fondé le 1 mai 1898, entre toutes les personnes travaillant à la dite verrerie, soit que ces personnes exercent la profession de verriers, patrons ou ouvriers soit qu'elles exercent des professions connexes et concourant à la production et à l'écoulement des produits de la verrerie. 

« Ce syndicat, ajoute l'article 2 des statuts, a pour but d'assurer une union cordiale entre ses membres, en associant leurs efforts pour l'étude et la sauvegarde des intérêts moraux, professionnels et économiques du groupe entier, et plus spécialement des membres ouvriers, 

L'administration du syndicat est confiée à un « Conseil de l'Usine », de huit membres présidé de droit par le Directeur de la verrerie. 

'A la première lecture dés statuts, il semble bien que ce Conseil d'Usine n'ait aucune influence sur la gestion et la direction de la verrerie elle-même l'instruction professionnelle de ses membres, l'amélioration de leur situation matérielle par «des institutions économiques», le développement du goût de l'épargne, les œuvres de prévoyance, le placement des enfants et particulièrement des orphelins, la récréation de tous, tels sont les seuls buts proposés à son activité. 

On remarquera d'ailleurs que cette participation directe des ouvriers aux œuvres sociales annexées à la verrerie: société de secours mutuels, habitations ouvrières, économat, patronage des enfants, etc. présente déjà une réelle importance. Elle constitue un obstacle sérieux aux entreprises d'un patron qui serait tenté d'en faire le canal par où une partie du salaire distribué la veille rentrerait dans sa caisse le lendemain. 

Toutefois n'est-ce pas encore insuffisant ? Et n'est-il pas à craindre que, réduit en compétence à ces objets, le syndicat mixte ne soit pour l'ouvrier une chaîne. Dorée peut-être, mais lourde? J'ai pu constater qu'il n'en était rien. 

L' « Union cordiale », prévue par les statuts et pratiquement réalisée à Laignelet, a eu pour résultat l'interprétation la plus large et la plus féconde de textes, prudemment mais habilement rédigés l'article 8 ne porte-t-il pas que ales syndics doivent entendre, avec la plus grande bienveillance, toutes les observations faites ou les idées émises par un membre du syndicat pour les transmettre au Conseil d'Usine qui les étudie, en délibère et fait rendre la réponse? Par cette porte entrouverte, on voit immédiatement que les questions touchant à la fixation des salaires et aux conditions du travail pouvait s'introduire, malgré la délimitation formelle de la compétence du Conseil. Et, de fait, combien de fois n'a-t-on pas vu les syndics de Laignelet présenter au Directeur des réclamations de celte nature, auxquelles le Directeur répondait invariablement par un exposé clair et précis des motifs qui l'avaient conduit à adopter la solution incriminée puis il ajoutait: « Je ferai tout mon possible pour obtenir de meilleurs prix de vente et, si j'y parviens, j'en ferai immédiatement profiter vos camarades». Quelques jours après, il n'était pas rare d'entendre ce même Directeur annoncer à une «place» que désormais tel lot de verrerie lui serait payé 25 centimes de plus, parce qu'il avait réussi à le vendre 25 centimes de plus au client. Si l'on ajoute que le Conseil d'Usine statue sur l’admission et la radiation des membres du syndicat (art. 9, t'), étant donné d'autre part que si l'on peut faire partie de l'Usine sans faire partie. du syndicat, on ne peut faire partie du syndicat dès lors que l'on cesse de faire partie de l'Usine, on reconnaîtra encore, une influence considérable au Conseil d'Usine sur l'admission et le renvoi du personnel. Dès lors n est-on pas amené à se demander si la chaîne qui lie l'ouvrier au patron dans une combinaison de, ce genre ne lie pas aussi fortement le patron à l'ouvrier? Et si, devenant un égal fardeau pour l'un et l'autre, elle ne paraît pas à tous plus légère que l'incessante préoccupation d'une lutte engendrée par la méfiance et souvent envenimée par la Il serait long de parler en détail de toutes les institutions qui s'épanouissent autour de la verrerie de Laignelet et qui sont, en somme, directement ou indirectement l'œuvre du Conseil d'Usine dont bous venons de parler. Nous consacrerons cependant à chacune d'elles quelques lignes pour préciser leur organisation, leur esprit, et leurs résultats société de secours mutuels, économat, habitations ouvrières, crèche et maison de famille. Les statuts de la société de secours mutuels datent du t" juin 1898: ils ont été l'objet des premières préoccupations du Conseil d'Usine. 

Il doit être bien entendu tout d'abord que le verrier de Laignelet n'est pas plus contraint de faire partie de cette société de secours mutuels qu'il ne l'est d'entrer dans le syndicat mixte. Tout ici a un caractère facultatif et libéral au premier chef. On remarque seulement que toutes les personnes employées à la verrerie peuvent être admises dans le syndicat et que tous les membres du syndicat peuvent participer à la société de secours mutuels. « Aucun sociétaire cela va de soi n'a le droit de faire partie d'une autre société de secours mutuels», parce qu'il est de règle que l'on ne puisse appartenir à deux sociétés en même temps; mais l'option entre la société de l'Usine et telle autre reste entièrement libre pour les travailleurs de Laignelet. 

Par ailleurs, la société fonctionne comme toutes celles du même genre. Elle accorde toutefois à ses membres des avantages exceptionnels. Tel ouvrier m'a affirmé qu'ayant été malade pendant trois mois, les soins et médicaments ne lui avaient rien coûté et qu'il avait en outre touché 45 francs par mois, soit 135 francs. Y a-t-il beaucoup de sociétés aussi généreuses ? 

Les statuts ont eu l'intelligente préoccupation de venir en aide aux femmes en couches. Ceci a encore un réel intérêt, si l'on songe que l'impossibilité matérielle de se soigner, en pareille circonstance, est, pour les ouvrières, l'une des causes les plus graves de maladies et pour la nation un péril. A Laignelet la nouvelle mère reçoit une indemnité de 1 francs et il lui est défendu de reprendre le travail moins de quinze jours après l'accouchement. On sait que trop souvent les intéressées n'auraient pas la patience d'attendre ce minimum de temps. 

L'économat coopératif fonctionne, comme la société de secours mutuels, à l'entière satisfaction des ouvriers. Ils sont libres de s'y adresser ou d'aller aux environs faire leurs provisions. La femme d'un ouvrier arrivé depuis un an à la verrerie m'a affirmé qu'elle avait ignoré pendant plusieurs mois l'existence de l'économat. Mais il est une preuve plus éclatante que toute autre du bon fonctionnement de cette institution actuellement, le Directeur de la verrerie exerce au sein du Conseil d'Usine toute son influence pour obtenir la transformation de l'économat en une véritable société coopérative de consommation et. Il n'y peut parvenir Les ouvriers sont convaincus qu'ils n'y trouveraient aucun avantage et ils préfèrent laisser au patron le souci et la charge de l'économat. Malheureusement tous les Directeurs d'industries ne comprennent pas leur devoir de cette façon qui cependant est la seule vraie. 

Quant aux habitations ouvrières qui entourent l'Usine et abritent une grande partie du personnel, elles sont louées de 60 à 120 francs par an. La plupart se composent d'une cave, d'une salle au rez- de-chaussée, d'un premier étage et d'un grenier ou d'un cellier édifiés sur une surface d'environ 35 mètres carrés. Un petit jardin est annexé à chacune des habitations. 

Enfin, la sollicitude toute particulière de la Direction s'applique à recueillir dans une crèche les petits enfants des ouvrières que leur labeur quotidien absorbe, et surtout à procurer aux apprentis et aux jeunes ouvriers de la verrerie le bien-être physique et moral le plus complet. La maison de famille de Laignelet renferme actuellement 80 pensionnaires, confortablement logés, blanchis, nourris et chauffés. Les plus jeunes gagnent environ 25 francs par mois et paient 15 francs de pension; les plus âgés ont un salaire mensuel de 90 à 100 francs et en laissent à leur maison 35. En moyenne donc, après avoir largement vécu, l'adolescent de Laignelet peut, s'il le désire, économiser de 10 à 50 francs par mois; aussi n'est-il pas rare de voir ces apprentis s'offrir cadeaux et distractions tout en garnissant assez bien leurs livrets de Caisse d'épargne: certains entrent dans la vie ouvrière proprement dite à 18 ou 19 ans avec une épargne réalisée de 400 francs. On pourrait insister maintenant sur les bienfaits moraux de l'institution; ils sont assez tangibles peur ne faire aucun doute: mais on criera peut-être encore à l'oppression des consciences, surtout lorsque l'on saura qu'il y a, près de l'Usine, un aumônier et une chapelle! A la vérité, la morale et l'éducation chrétienne sont abondamment offertes à ces enfants venus de toutes parts et quelquefois d'assez bas, elles ne leur ont jamais été imposées. L'enfant est libre, comme l'ouvrier lui-même, à Laignelet; et l'on a été jusqu'à y faire une expérience d'anarchie au sens philosophique du mot, en laissant à quelques enfants qui semblaient le désirer, la liberté absolue; si cette expérience ne s'est pas prolongée c'est uniquement parce que les bénéficiaires de cette tentative se sont bien vite aperçus des inconvénients du système; ils sont volontairement rentrés au bercail dans lequel volontairement leurs camarades étaient restés. 

Nous ne pouvons, dans cette brève étude, approfondir l'organisation de toutes ces œuvres qui témoignent de l'activité bienfaisante du syndicat mixte: si leur caractère essentiellement désintéressé et libéral est apparu suffisamment, nous aurons rempli notre rôle d'enquêteur impartial. Il ne nous restera plus qu'à examiner, une autre fois, si la contradiction théorique qui existe entre le syndicat mixte et les syndicats parallèles ne peut être résolue. 

Mais une objection peut encore subsister. En admettant même, dira-t-on, qu'il n'y ait à Laignelet aucune reprise illégitime de salaire, est-ce que l'organisation ultra-pacifique de l'entreprise n'aboutit pas à réduire le taux des salaires en rendant impossible toute revendication sérieuse de la part des ouvriers? 

Non, car j'ai déjà montré que le Conseil d'Usine pouvait directement veiller aux intérêts des travailleurs. En tout cas, les chiffres sont là pour prouver que, dans notre verrerie; les salaires sont nominalement élevés et réellement plus avantageux que dans la plupart des autres établissements livrés au régime de la défiance et de la lutte sociale. 

Nominalement on y rencontre des salaires fréquents de 150 à 225 francs par mois, pour 25 à 26 jours de travail mensuel le repos du dimanche est, en effet, strictement pratiqué dans cette usine à feu continu cela donne une moyenne maxima mais très usuelle de 7 8 francs par jour. A cela il faut ajouter que le salaire aux pièces uniquement pratiqué dans la verrerie y donne droit à des primes au-delà d'un certain chiffe de production on y voit des allocations de 20, 30 et 40 francs accroître chaque mois la rémunération des équipes (1). Enfin, et surtout, on ne doit pas oublier qu'à Laignelet aucun mode de calcul des quantités produites qui puisse être défavorable aux travailleurs, n'est admis: ni la vieille et bizarre unité dite « Mazarin x, cause d'obscurité dans beaucoup d'usines du même genre, ni le système des divers  choix lorsque la fabrication est médiocre, moyen de réduction arbitraire du salaire promis. Encore une fois, l'économat n'y est une source de profits que pour l'ouvrier 'et la vie généralement y coûte moins cher qu'aux environs. 

Dans ces conditions peut-on prétendre que les verriers de Laignelet aient méconnu leurs propres intérêts et compromis ceux de la corporation en pratiquant un système d'union sociale? 

Vainement chercherait-on à soutenir qu'il y a là un phénomène anormal, et, par suite, un exemple dont la séduction pourrait entraîner d'autres travailleurs à de dangereuses expériences. La lutte sociale peut être nécessaire dans un grand nombre de cas, mais elle n'est après tout qu'un moyen et non un but. Pourquoi donc s'alarmer de ce que le but puisse être atteint plus sûrement et plus vite par un procédé moins violent? Et qu'y a-t-il de pénible à constater que des ouvriers aient pu associer effectivement leur bien-être au succès d'une entreprise qu'ils finissent par considérer un peu comme la leur? Tel est bien le résultat obtenu à Laignelet et je ne verrais qu'un patron égoïste et maladroit qui put s'en plaindre; ou bien je me suis trompé et les verriers de la forêt de Fougères seraient des «esclaves»! En ce cas, surtout par le temps qui court et dans le milieu où ils vivent, que n'ont ils déjà. Secoué le joug en fondant un syndicat purement ouvrier ? Si cela n'est pas, c'est que ces verriers ont des raisons sérieuses d'agir comme ils agissent; et quiconque en douterait ferait une injure gratuite à ces hommes forts et fiers qu'il suffit d'avoir approché quelques instants pour les estimer et les aimer

Ch. BODIN.

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