Réflexions sur l'industrialisation du milieu rural. L'exemple du

pays de Fougères dans la seconde moitié du XIXe siècle

Jérôme Cucarull 

Cpa ville

 

L'exemple de l'arrondissement de Fougères permet d'appréhender quelques aspects de la mutation économique qui s'opère dans une région rurale dans la seconde moitié du XIXe siècle. En 1850, les industries sont nombreuses et variées. Le textile et l'exploitation des ressources locales (extraction du granit, moulins) sont dominants. Entre 1870 et 1890, les activités traditionnelles se replient vers les campagnes et disparaissent, parallèlement au développement de l'industrie de la chaussure. Elles ne peuvent faire face à l'ouverture des horizons et au changement de système technique. Malgré une intégration peu poussée, un cadre familial immuable et une modernisation lente, elles présentent une grande souplesse d'adaptation qui leur permet de survivre et de contribuer à maintenir tardivement une population nombreuse dans les zones rurales. 

 

Comment le monde rural a t-il résisté aux effets des mutations industrielles qui se font pleinement sentir dans la seconde moitié du XIXe siècle ? Telle est la question

que nous voudrions ici évoquerTM. De ce point de vue, l'arrondissement de Fougères est un lieu d'observation particulièrement intéressant. Il présente en effet un caractère singulier : il est à forte majorité rurale mais on y rencontre une ville qui devient non seulement mono-industrielle dans la seconde moitié du XIXe siècle, mais également une des grandes villes industrielles françaises, passant de 2 200 employés en 1874 à 1 1 000 en 1890. Ce fait a eu tendance à masquer les autres activités, exercées le plus souvent en milieu rural. Le sous-préfet souligne cette dualité dès 1855, indiquant que dans un arrondissement où la richesse est essentiellement agricole, «il y a cependant plusieurs industries manufacturières dont l'importance ne saurait être méconnue et qui tiennent une place dans la constitution économique et dans l'existence de nombreux ouvriers de l'arrondissement»®.

Insistons d'emblée sur les limites de cette étude. Nous n'avons pas consulté les sources de façon exhaustive. Les remarques sont faites principalement à partir des rapports réguliers que le sous-préfet envoie au préfet (série 6M des Archives Départementales) et qui, en plus de limites intrinsèques liées à leur nature particulière, sont loin d'être tous conservés"'. Il ne s'agit donc ici que d'une esquisse d'un problème vaste et complexe.

La région de Fougères a un passé industriel non négligeable. Au XVIIe siècle, une forge fonctionne à Fougères(4). Au siècle suivant, la production des toiles tient une place prépondérante, dans un cadre proto-industriel qui draine vers la ville le travail des campagnes alentours(5). Cependant, des lacunes importantes existent qui limitent la portée de cette présence industrielle. Un rapport du début du XIXe siècle décrit l'arriération du pays, économique et culturelle, qui explique la routine qui prévaut dans les campagnes'®.

Au milieu du XIXe siècle, il semble que la ville de Fougères soit restée la seule bénéficiaire du mouvement de croissance de l'industrie et les rapports ont tendance à insister sur le fait que «le travail manufacturier est circonscrit tout entier dans la ville 

de Fougères ou dans sa banlieue»TM. Cela résulte en partie de la définition que l'on donne alors du terme «industrie» et qui amène à minimiser certains des aspects que nous considérons actuellement comme appartenant intrinsèquement à cette définition. Elle garde dans la pratique une grande part d'imprécision, ce qu'a démontré naguère Fernand Braudel. D'autre part, la localisation est parfois fluctuante et difficile à répertorier comme nous aurons l'occasion de le démontrer plus loin. Premier constat : quantitativement, la diversité de l'industrie est extrême. Le recensement de 1844 mentionne 199 moulins et 187 autres industries (Fougères non comprise). En fait, il s'agit d'une véritable mosaïque : il n'y a que deux communes qui ne possèdent aucun établissement, la plus fournie en possède . C'est donc l'ensemble de la société rurale qui va vivre au rythme de l'évolution de ces industries durant la seconde moitié du XIXe siècle. En 1867, un mémoire reconnaît qu'il existe un certain dynamisme industriel, puisque «à côté de la population agricole, il y a une autre population active et intelligente qui a su créer au chef-lieu de l'arrondissement et même dans plusieurs autres localités, des industries nombreuses et importantes, employant beaucoup de bras et donnant lieu à un commerce considérable».

I - Des industries nombreuses et variées 1 - Le textile (Voir graphique page suivante.)

Dès le second Empire, nous assistons non seulement au déclin, mais à la disparition de ce type d'industrie, comme dans l'ensemble des régions rurales françaises. Elle occupe directement près de 550 personnes jusque dans les années 1860. D'autre part, elle fait encore vivre une part importante des populations rurales qui en fournissaient la matière première. Voici la situation résumée par le préfet en 1854 :

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Un calcul rapide démontre que ce sont plus de 1 200 000 journées qui sont réparties «entre l'agriculture et l'industrie.

Cependant, l'industrie linière est déclinante. L'usine de teillage qui existe en 1859 occupe 70 personnes. La fabrication traditionnelle des toiles de navire tient encore une certaine place dans les années 1850, par l'intermédiaire de la maison Bretonnel et Compagnie de Fougères et de l'usine Richer-Lévêque qui occupe 250 ouvriers en 1868. En 1860, le tissage du chanvre et du lin, représenté par quatre établissements, occupe 475 ouvriers. À cette époque, la filature comprend 1 100 broches et le tissage 70 métiersu3). Cette activité n'occupera plus que 90 ouvriers en 1895. Cette chute n'était d'ailleurs pas

irrémédiable puisque dans d'autres régions bretonnes, comme l'arrondissement de Morlaix, cette industrie se développe, relayée par une forte propagande04'.

La rouennerie est représentée à Fougères en 1868 par l'usine de Leray.

L'industrie de la laine joue un rôle plus important : en 1857, elle tient le premier rang par le nombre d'ouvriers qu'elle emploie à Fougères. À cette époque, existent deux filatures de laine dans l'arrondissement, celle de la Veuve Poulain, située à Fougères et celle exploitée par la Veuve Legeard aux Pont-aux-nes, en Lécousse. Filature et teinturerie de flanelles sont représentées par 4 établissements employant 110 personnes en 1859. Elles occupent alors 2 540 broches bls). Enfin, il subsiste un certain nombre de petites unités dispersées relique du tissu proto-industriel, comme une fabrique de serge à Antrain, prospère en 1856.

2 - L'exploitation du bois

L'arrondissement est riche en forêts. Activité «considérable» aux dires du sous préfet, leur exploitation repose essentiellement sur les forêts domaniales, que ce soient celles de Fougères, de Villecartier ou de Haute-Sève. Rationnellement exploitées, elles fournissent d'importantes quantités de bois(15). Les bois champêtres ne sont pas l'objet de transactions aussi importantes, mais donnent tout de même lieu à de nombreuses transactions.
L'exploitation est assurée par des marchands de bois traitant avec l'Administration des Forêts ou avec les propriétaires. Les coupes sont achetées chaque année et les exploitants recrutent eux-mêmes leur main-d'œuvre.

Le rendement des forêts en bois d'oeuvre semble assez faible ou alors de mauvaise qualité. Il s'agit donc surtout de bois de chauffage ou «bois de boulange». Sa transformation en charbon du bois fournit des revenus appréciables. Toutes les villes du département, ainsi que de grandes agglomérations, telles que Brest, Nantes ou Angers offrent de larges débouchés

à ce produit jusqu'à une période avancée du XIXe siècle.Les écorces se vendent pour les tanneries mais ne sont pas d'un gros profit.

Cependant, certaines essences sont très recherchées, tel le châtaignier, abondant dans les bosquets champêtres, qui est utilisé pour la fabrication des extraits 

tannants et pour les cercles et douves de tonneaux. Les rares sapins plantés alors servent à fabriquer des poteaux de mine.

Pour traiter tout ce bois, on constate la prolifération de scieries champêtres qui sont quantitativement, et de loin, les plus nombreuses en Ille-et-Vilaine. Elles ont une production très diversifiée : traverses destinées à l'entretien des voies de chemin defer, planches débitées pour la menuiserie et l'ébénisterie, etc..
Les sabotiers tiennent une place à part, car l'arrondissement de Fougères est larégion d'Ille-et-Vilaine où leur activité est la plus développée. 

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En 1880, 54 établissements emploient 206 personnes. Le travail s'effectue presque exclusivement à la main, dans des ateliers installés aux carrefours forestiers ou à proximité des bois. Il serait erroné de les considérer comme des spécialistes. Certains fabriquent également des galoches, travail consistant à adapter sur des semelles de bois achetées à l'extérieur (Vosges, Vendée, Calvados et Orne) des empeignes de cuir. De plus, ils confectionnent suivant la demande des atèles de collier pour les chevaux de ferme, des pelles de bois et des palis.

3 - L'exploitation des produits du sous sol

a - La pierre

L'exploitation du granit, qui existe au moins depuis la période gallo- romaine(16), concerne presque exclusivement les cantons de Saint-Brice-en- Coglès et de Louvigné-du-Désert. En 1850, c'est une industrie qui semble

promise à un avenir brillant puisque sa réputation commence à être établie à Paris qui en importe pour ses bordures de trottoirs. Cet essor est évidemment lié à celui du bâtiment, mais cette industrie a probablement joué un rôle de relais pour l'occupation des ruraux car, s'il faut en croire un article de journal postérieur «la main-d'œuvre libérée par l'agriculture a été pour une bonne part

absorbée par le travail du granit»
Sa croissance paraît forte. En 1850, on recense 312 carriers, alors qu'en 1904par exemple on compte 678 ouvriers répartis entre 66 exploitations : 

Ce sont généralement de petites entreprises qui assurent cette activité : on compte un peu plus de 10 ouvriers par carrière. Les techniques sont relativement archaïques. On emploie le pic et la poudre pour décrocher les blocs, ce qui cause d'ailleurs bien des accidents. Pour manœuvrer les blocs extraits, on utilise la chèvre, constituée de deux madriers portant une poulie. Il faut y ajouter les tailleurs de pierre qui transforment la matière première.

D'innombrables autres carrières sont exploitées. On recense 13 carrières de pierres à bâtir en 1890, employant 157 personnes. Cependant, la majeure partie des carrières sert à fournir du sable au bâtiment. Certaines sont ouvertes lors des grands travaux, que ce soit pour la construction de lignes de chemin de fer, lors de l'édification des grands monuments (mairies, écoles ou églises) ou de grands ouvrages, comme la digue insubmersible reliant le Mont Saint-Michel à la côte(18).

Certaines carrières de calcaire produisent de la chaux. C'est un amendement de plus en plus utilisé mais sa production ne se développe que lentement, ce qui explique que cette industrie n'a pas de problème de débouchés. Ainsi, il n'existe en 1866 qu'un four à chaux dans l'arrondissement et «la rareté des fours à chaux porte les agriculteurs de la partie orientale à acheter dans la Mayenne le calcaire qu'ils emploient à l'amendement de leurs terres»09'. La chaux est également employée dans le bâtiment et entre dans la composition du mortier.

b - Les mines

L'arrondissement de Fougères a connu une importante activité minière à la fin du XIXe siècle. La mine de Brais à Vieux-Vy-sur-Couesnon connaît alors un grand développement. Après des travaux de recherches qui aboutissent à des découvertes de minerai assez intéressantes, mais accompagnées d'une venue d'eau considérable, une concession est instituée par un décret du 22 décembre 1879.

L'exploitation commencée par les premiers concessionnaires dure jusqu'en 1893. Elle occupe alors une centaine d'ouvriers au maximum, employés surtout à des travaux d'aménagements. Les quantités de minerai extraites restant insignifiantes, les pertes augmentent rapidement, dépassant probablement un million,ce qui amène la fermeture de l'exploitation.
Les travaux ne sont repris que le 28 mai 1900 par la Compagnie des Mines de laTouche, Société Anonyme au capital de 18 800 000 francs. L'aménagement de l'exploitation est très onéreux, du fait de la nécessité d'aller chercher le filon très profondément. Ayant immobilisé tout son capital dans les travaux d'aménagement, elle est obligé d'augmenter son actif mais reste toujours dans une situation fragile. 

De 1903 à 1905, on y emploie de 250 à 330 ouvriers. La fermeture, en 1905, de la mine de Pontpéan, avec qui les liens sont étroits, va entraîner sa chute. Elle ferme à son tour en 1907.

En 1905, s'ouvre une autre mine, à Montbelleux en Luitré. Une Société Anonyme au capital de 2 700 000 francs est constituée. La mine cessera de fonctionner en 1918  sans avoir pu trouver les moyens d'un véritable développement.

c - Le bâtiment

Grand secteur moteur de l'économie, il emploie en 1886, au travers de 35 entreprises, 233 ouvriers. Il s'y rattache un certain nombre d'activités, comme la production de briques et tuiles. C'est un secteur qui se porte bien, puisque c'est dans les années 1880-1900 que l'on va édifier un grand nombre d'écoles, et reconstruire un grand nombre de mairies et d'églises.

Il existe un centre céramique important, à la tradition séculaire situé à Landéan. On y trouve une production diversifiée : briqueterie, tuilerie et fabrication de tuyaux de drainage. Dans les années 1860, trois briqueteries emploient 27 ouvriers et fournissent des produits aux départements voisins. En 1860, on y recense 15 machines et 6 fours.

4 - Le travail du cuir

C'est une activité traditionnelle dans l'arrondissement, remontant souvent à la période médiévale. En 1875, existent 22 établissements employant 125 personnes, dont 12 situés à Fougères occupant 75 ouvriers. Bien que ce soit une production dont la qualité est reconnue, elle est sur le déclin. En 1890, il n'y a plus que 15 établissements (dont 9 à Fougères) employant 84 tanneurs.Cette industrie va cependant être revivifiée par le développement de l'industrie de la chaussure qui utilise le cuir comme matière première04'. Elle devient intimement liée à son sort et subit les aléas de cette dépendance : croissances et récessions sont parallèles

5- Les industries agricoles

a - L'industrie laitière

Dès le XVIIIe siècle, la Bretagne alimente en beurre la marine royale et le commerce colonial français. À la fin du XIXe siècle, sous l'impulsion de quelques pionniers, l'industrie laitière se structure et atteint l'arrondissement de Fougères(26). Le démarrage y est tardif et lent car la vulgarisation de l'emploi de l'écrémeuse centrifugeuse à bras dans le cadre de l'économie domestique, a longtemps découragé les tentatives industrielles.

La création la plus originale, et qui semble également la plus ancienne, est l'établissement de M. du Pontavice, au château de la Renardière à Javené, qui produit annuellement 15000 à 18000 kl de fromage et 5000 kl de beurre dans Les années 1890 et emploie 4 personnes. Il fonctionne sur le modèle d'une «fruitière» à l'image de celles créées dans les pays de montagne, collectant le lait de plusieurs propriétaires. À la même époque existe à Louvigné un établissement dirigé par M. de la Riboisière qui produit 100 kg par jour. Dans ces deux cas, on note le rôle moteur qu'ont joué les grands propriétaires éclairés dans la mise en valeur des productions rurales.
Le mouvement de créations s'accélère au début du XXe siècle : en 1901, est créée une laiterie à Saint-Aubin-du-Cormier ; en 1906, une beurrerie industrielle, la seule du département, s'installe à Antrain. Vingt et une personnes vivent alors de cette activité qui s'étoffe progressivement en trouvant des formules originales. Un système de «filiales» s'élabore : Dayot, qui a lancé une fromagerie à Combourg, installe une succursale à Antrain en 1911.

b - Minoteries et moulins

Dès le Moyen Age, les moulins ont joué un grand rôle dans l'industrialisation du monde rural. Au XIXe siècle, ils gardent encore une place essentielle. On en recense 156 (dont 8 moulins à vent) en 1850, 187 (dont un à vent) en 1861-1865, 131 en 1899 et 118 en 1912. La tendance générale est donc au déclin.
Il existe cependant un fossé entre le petit moulin qui ne travaille que quelques mois par an pour le voisinage («la pratique»), comme le moulin de Gosné qui vers 1880 ne fonctionne que pendant un quart de l'année, et la minoterie dotée d'appareillages plus sophistiqués, qui permettent de produire une farine plus fine et blanche, et dont le rayon commercial est plus large. De 5 minoteries en 1854, on passe à 31 en 1892, soit moins du quart du total.

L'évolution est donc fortement sélective. 

6 - Autres activités
a - Verrerie et céramique

C'est une activité ancienne et dynamique. Des trois établissements qui existaient au milieu du siècle ne subsiste à la fin du siècle que celui de Laignelet. 

Considérée vers 1850 comme le principal établissement industriel de l'arrondissement, elle ne cesse de se développer, passant de 68 ouvriers en 1857 à 119 en 1890. En 1874, la valeur de sa production annuelle est estimée à200 000 francs.
À Bazouges-la-Pérouse, existait un four de verrerie fonctionnant en Alternance avec celui de Laignelet, suivant les disponibilités en bois. Dans les années 1870, l'apparition du premier four à charbon semble être la cause de sa ruine

A Landéan, vers 1860, la fabrication de poteries de grès se fait au moyen de 2 fours, et n'est pas mécanisée. Elle n'a donc qu'un rayonnement local. 

B- La papeterie

Voilà encore une activité traditionnelle de la région. Parmi les 4 moulins à papier bretons connus au XVe siècle figure le moulin d'Orange en Vieux-Vy. On compte 26 papeteries au XVIIIe siècle. Cette concentration s'explique généralement par le fait que les eaux y étaient dépourvues de calcaire, ce qui permettait d'obtenir un papier avec des qualités de résistance et de souplesse supérieurs'.
Le XIXe siècle voit leur disparition progressive : il n'y en a plus que 9 en 1804 et 3 en 1887, employant 27 ouvriers. Le moulin du Pont-aux-Anes en Lécousse laisse place à une filature en 1851. Ceux de Belliard et de Vieux-Vy cessent leur production vers 1855, celui d'Ardennes en Tremblay vers 1860, celui de la Basse Gobetière et de la Panisselais en La Bazouges, respectivement en 1865 et vers 1870.

Un seul établissement résiste à ce mouvement général : la papeterie des Grands- Moulins en Vieux-Vy. Menée par de véritables entrepreneurs, la famille Radigeois, elle existejusqu'à la fin du XIXe siècle, avant d'être transférée à Rennes.

II - Éléments de la conjoncture économique

II n'est pas dans notre propos d'analyser en détail cette conjoncture, qui est souvent bien difficile à appréhender. Ce sont quelques éléments d'explication que nous voudrions avancer ici.

1 - Facteurs de la conjoncture a - Une certaine dépendance

Cette dépendance recouvre un double aspect : elle se ressent vis-à-vis des approvisionnements, et également dans la commercialisation avec l'importance que prennent parfois les commandes de l'État.

La dépendance étroite vis-à-vis des matières premières est forte et entraîne parfois des ruptures dans la production. En 1881, la fabrication des toiles reste faible parce que les lins nouveaux n'ont pas été livrés. En 1880, la baisse de la vente des produits de la briqueterie de Landéan est due au prix élevé du bois qui sert à chauffer les fours.

D'autre part, la plupart des industries rurales est très liée à l'activité agricole dans son ensemble car elle en utilise une grande part comme matière première. 

Élément à ne pas négliger, les achats gouvernementaux peuvent jouer un rôle considérable de stimulant artificiel du marché, particulièrement en période de crise. En 1881, une légère hausse sur certains genres de cuirs est attribuée aux achats du gouvernement mais ses effets ne sont le plus souvent que très éphémères. Le cas des toiles est encore plus explicite, avec la création d'une commission départementale chargée de protéger le marché des toiles rurales0". Mais cela constitue évidemment une faiblesse structurelle pour des industries qui vont avoir tendance à se faire assister.

b - L'incertitude de la conjoncture internationale

La peur de la guerre à la fin des années 1860 semble être un obstacle au

développement de certaines industries, comme la filature et le tissage des laines et la teinturerie de flanelle. En juin 1868, le préfet estime que le ralentissement

économique général doit être attribué «à la crise alimentaire et aux événements politiques qui ont modifié d'une manière si profonde l'équilibre européen (...). Les craintes d'une guerre générale dont il est difficile de prévoir les suites ont entravé le mouvement commercial. Ces deux causes ont éloigné les capitaux des entreprises de longue durée».

Cela peut également avoir un effet stimulant. Au début des années 1850, la fabrication des toiles à voiles pour la marine de guerre prend une grande activité dans la perspective d'une guerre en Crimée. En 1854, la maison Bretonnel a une production estimée de 450 à 500 000 mètres de toiles à voiles. De même pour les cuirs, «les heurs de la guerre ont ranimé la vente des gros cuirs dès le commencement de 1859». Inversement, en 1857, la paix comprime l'essor de la fabrication de toiles et arrête celle des tentes-sacs-abris, ce qui entraîne une réduction d'un quart des effectifs.

c - L'ouverture des horizons

Les industries rurales du pays de Fougères bénéficient de cette ouverture comme l'ensemble des régions françaises. La création et l'extension d'un réseau de chemin de fer va être salutaire à un grand nombre d'industries rurales. C'est d'ailleurs un argument mis en avant pour appuyer la demande de création d'une chambre de commerce à Fougères en 1867 : «Le plus grand mérite de l'arrondissement de Fougères, mais ceci est une gloire, c'est l'établissement du premier chemin de fer du quatrième réseau français (...). Une semblable infériorité [l'absence d'une ligne] n'était pas possible pour un pays qui en avait devancé tant d'autres sous le rapport de l'agriculture, du commerce et de l'industrie (...). Ce chemin de fer fonctionne depuis deux mois. L'entreprise paraît

bonne en elle même mais elle aura surtout pour conséquence un développement considérable du commerce». Par la suite, dans quasiment toutes ses séances, seront soulevées des questions relatives aux tramways et/ou aux chemins de fer.

Cette possibilité d'ouverture n'est pas toujours immédiatement bien comprise. Ainsi, en 1914, la ligne de Pontorson à Fougères «pourrait constituer un lien commode entre une partie de la Bretagne et la Normandie. Mais rien n'a été fait pour faciliter son utilisation à ce point de vue : il faut près de trois heures pour parcourir les 78 kilomètres qui séparent Vitré de Pontorson

On retrouve d'ailleurs le souci constant de créer un réseau cohérent pour faciliter la circulation des gens et des marchandises. En 1913, la chambre de commerce émet le vœu «que l'agrandissement de la gare d'Antrain se fasse du côté du tramway pour faciliter le raccordement des deux lignes» de tramway et de chemin de fer Les industries extractives en sont une des principales bénéficiaires. Dès

1855, elles en ressentent une «vive impulsion», y compris pour la main- d'œuvre qui trouve un débouché important lors de la construction des lignes. Le trafic est important dans les gares aux alentours de 1913 

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Ce trafic est vital pour ces communes, mais le matériel de la gare n'est pas toujours adapté à l'importance et à la nature du trafic. Aussi les industriels font- ils pression pour la modernisation des gares. En 1911, la chambre de commerce est saisie d'une plainte du syndicat des carriers de Louvigné-du-Désert qui expose les difficultés éprouvées pour les expéditions de granit. Elle est munie d'une grue de 10 tonnes dont la manœuvre est fort lente. «Or il arrive assez souvent que trois carriers attendent à la fois pour charger chacun un wagon, qu'ils ont attendus pendant plusieurs jours, pour faire la livraison d'un travail souvent en retard, quelquefois une demie-journée ne suffit pas pour faire les trois expéditions, le train qui devait les emmener, passe sans pouvoir les prendre, ce qui augmente les retards et devient très préjudiciable à tous les expéditeurs. En conséquence, il demande l'installation d'une petite grue roulante de 2 à 3 tonnes pour désengorger le trafic. Une autre réclamation du même genre est formulée lors de la même séance. En effet, «faute d'une grue fixe dans les gares de Saint-Aubin-du-Cormier, Gosné, Liffré et Mi-Forêt, les marchands de bois sont obligés de laisser quelquefois leurs bois un mois avant de pouvoir les expédier».

À Tremblay, où le trafic est en croissance rapide, c'est le manque de personnel qui est cause de préjudice pour les industriels : «Le chef de gare est chargé tout seul de tout le service qui commence à 5 heures du matin et finit à 9 heures du soir. Le service est très chargé, il comprend en plus des écritures et du service d'un chef de gare, la manutention des marchandises sous halle dans les wagons, la bâchage, les signaux, l'éclairage, l'ouverture et la fermeture de 4 barrières, etc..

«Un seul aide, venant de la gare de Saint-Brice, environ 18 jours par mois, arrive à Tremblay à 6 heures du matin et repart à 1 1 heures du matin.

La Chambre de commerce fait également pression pour la création de lignes qui permettraient un écoulement plus aisé des produits de l'industrie rurale. Ainsi, pendant plus de 10 ans, elle réclame la construction d'un tramway de Fougères à Saint-James et justifie le tracé qu'elle propose par des considérations économiques. Elle appuie également un projet de tramway de Fougères à Bazouges-la-Pérouse. La masse d'archives concernant le chemin de fer risque de fausser notre jugement, en minimisant le rôle des autres moyens de transport. Si c'est un moyen de déplacement nouveau, il est concurrencé par la route et la voie d'eau. Les routes sont souvent en mauvais état et nécessitent un entretien constant pour être praticables par les charrettes qui transportent matières premières et produits commercialisés. De nombreuses carrières temporaires sont ouvertes par le service des Ponts et Chaussées à cet effet.

De même, peu de renseignements sur les transports par eau, surtout pour les pondéreux (pierres des carrières en particulier). Par exemple, en 1892, sur le Nançon, l'entrepreneur fougerais Geoffroy transporte les moellons qu'il tire de ses carrières situées près du Nançon, à proximité du village de Montaubert, utilise des bateaux plats pour les porter jusqu'au débarcadère du Gué-Landry.

Il est cependant certain que les nombreux obstacles dressés sur les rivières par les moulins et autres établissements au fil de l'eau, ainsi que le mauvais entretien général des cours d'eau limitent cette utilisation, malgré la vigilance de l'administration. 

2 - Une industrie à deux vitesses a - Le cas du textile

Dans les années 1850, dans la conjoncture favorable de la «fête impériale», il n'y a pas de corrélation entre l'ancienneté des activités et leur déclin. L'industrie linière est, en 1850, «en voie de prospérité et depuis plusieurs années, la fabrication n'avait pas subi une impulsion aussi active. L'écoulement des produits dépasse la production et amène conséquemment une hausse dans les prix».

Cependant, dès cette époque, des évolutions différentielles sont en cours, au détriment des industries qui, par manque de dynamisme, n'évoluent pas. Ainsi, la fabrication rurale des toiles, qui produit 700 000 kilos de filasse en 1854 est menacée puisque le préfet craint que la filature mécanique ne l'anéantisse à terme, à tel point que cette évolution prévisible «doit porter le cultivateur à affecter tout le travail de la famille et de ses aides, à multiplier la production et à abandonner la manipulation du produit». L'évolution semble rapide puisqu'en 1856, le sous-préfet estime que «les habitants de la campagne ne filent généralement que pour l'entretien de leur maison. Ils trouvent préférable de travailler leurs terres qui manquent de bras».

L'adaptation des entreprises est aussi rapide. L'usine mécanique du teillage de chanvre et de lin d'Iné, créée en 1857, doit en 1859, recevoir des métiers à tisser et «ce serait le premier pas d'une transformation devenue nécessaire dans la plus ancienne fabrication du pays».

La fabrication manuelle des toiles ne disparaît pas du jour au lendemain, même si elle est irrémédiablement condamnée. En 1877, le préfet indique encore que les toiles à la main «languissent» mais sont toujours présentes. Les usines vont d'ailleurs également disparaître. En 1877, la filature de laine de Poulain-Boulais ferme et les ouvriers sont congédiés, «sans idée de reprise».

De même, l'usine d'Iné est sur le déclin, constat renouvelé de trimestre en trimestre dans les rapports du préfet. Cela peut s'expliquer par l'inertie de la gestion de l'entreprise. Ainsi, «les patrons habitent Alençon et doivent attribuer le peu d'activité de la fabrique au peu de soins qu'ils en prennent»08*. Malgré une certaine reprise qui aurait pu faire penser que la mécanisation et la concentration avaient sauvé cette industrie, l'activité languit encore dans les années 1890.

Ainsi, dans ce domaine essentiel pour l'équilibre du monde rural, la mutation s'opère de manière irrémédiable dans les années 1870-1880. 

b - Autres activités

Les évolutions différentielles se distinguent, à l'intérieur d'un même type d'industrie, entre grosses et petites unités. Là encore, la décennie 1880 semble une période charnière. Ainsi, au début de 1882, la tannerie et la corroierie connaissent une période difficile, «surtout pour les petites maisons de l'arrondissement».
Il ne faut cependant pas systématiser : ce sont parfois les plus grandes unités qui disparaissent alors que les unités artisanales traditionnelles, qui n'ont pas le souci de rentabiliser des investissements souvent lourds. C'est ainsi qu'au début de 1854 une importante minoterie de Fougères appartenant à M. Broulon et qui employait 30 ouvriers ferme.
3 - Une souplesse d'adaptation

Les entreprises sont dans leur ensemble très sensibles aux aléas climatiques. Une période de morte saison frappe les industries rurales pendant quelques mois d'hiver. C'est le cas pour la verrerie, les fonderies, les établissements de mécanique, ainsi que le bâtiment et le tissage et la filature mécaniques. Les mauvaises conditions climatiques non seulement paralysent directement un grand nombre d'activités, mais touche l'ensemble de l'économie qui marque une période de sommeil.
Certaines industries, qui utilisent en particulier l'énergie hydraulique, cumulent morte saison d'hiver et périodes de ralentissement en été. C'est particulièrement vrai pour la tannerie et la corroierie. En 1858, la fabrication s'arrête à cause de «la difficulté de battre les écorces à cause de la sécheresse».

En juin 1883, «les pluies des dernières semaines ont un peu contrarié la rentrée des écorces», sans compromettre la campagne. L'hiver 1891, elles voient leur travail «contrarié et entravé par le froid excessif». Le bâtiment y est également très sensible. Cela explique la pluriactivité d'un bon nombre d'ouvriers travaillant dans ces industries.

La persistance du mauvais temps peut d'ailleurs permettre l'élargissement temporaire de certains marchés. C'est le cas pour la vente des sabots qui, en 1877

par exemple, connaît une forte demande grâce à la saison pluvieuse.

III - Les circuits de commercialisation 1 - Les marchés

Edifiée au milieu du monde agricole, il était fatal que l'industrie rurale se tourne d'abord vers le marché qui s'offrait à elle. Les interactions entre industrie et agriculture sont donc essentielles. Ainsi, en 1880, la baisse de la vente des tanneries de Tremblay s'explique par «la souffrance générale des campagnes occasionnée par trois mauvaises année de récolte». Mais ce marché est limité car Le pouvoir d'achat de cette société est limité et le contexte général de crise des années 1880-1890 oblige à se tourner vers un espace géographique plus large qui ne laisse d'autre alternative que l'adaptation ou la disparition.

Il existe d'ailleurs encore une économie de troc. C'est le cas pour les petits moulins : le paysan apporte son blé au meunier qui, pour se payer, en retient une petite partie. Puis, le meunier donne directement la farine du paysan au boulanger qui ouvre un compte à celui-ci, qui prendra du pain jusqu'à concurrence du poids apporté, moins une petite retenue évidemment. Le meunier peut redonner la farine au paysan qui s'arrange alors directement avec le boulanger. L'absence de transaction monétaire est ancienne et essentielle pour l'équilibre du monde rural longtemps peu pénétré par le numéraire. Aussi, lorsque en 1812, le gouvernement avait tenté d'imposer le paiement en argent, de nombreuses plaintes s'étaient élevées, justifiant le système comme un moyen pour les plus pauvres de survivre. Des témoignages prouvent que ce système a perduré jusqu'au début du XXe siècle.

Bien qu'elle joue un rôle non négligeable, qui dit industrie rurale, n'implique nullement industrie exclusivement destinée à satisfaire les besoins du monde rural. Elle est déjà intégrée dans des circuits qui la dépassent largement, même si ce n'est que de façon éphémère ou épisodique.
Les marchés locaux ont été historiquement le premier moyen de désenclavement pour les produits ruraux. Cependant, les circuits sont de plus en plus modelés par les grandes villes, et Paris semble jouer pour certains produits un rôle fondamental. En 1858 par exemple, en dehors de la chaussonnerie qui commence à prendre de l'extension, les cuirs de l'arrondissement sont acheminés à Nantes et Paris, ainsi que vers le Calvados et l'Eure. Le charbon de bois trouve des débouchés à Rennes et dans les autres villes d'Ille-et-Vilaine ainsi qu'à Brest, Nantes et Angers. En 1890, continuant une tradition datant de l'Ancien Régime, les beurres produits par l'arrondissement sont vendu aux halles centrales à Paris. Enfin, ce rôle est encore plus manifeste pour l'extraction du granit. Les constructions de maisons et les travaux d'art du département, de la Mayenne et de Paris emploient cette matière première. La notoriété dépasse alors les frontières françaises puisque en 1859, «un magnifique bloc du canton de Louvigné travaillé dans la contrée, forme le soc (sic) de la statue élevée à la Reine Hortense dans une colonie française».

Corollaire inévitable dans une société qui s'ouvre au capitalisme, elles s'exposent de plus en plus aux inconvénients de la concurrence. C'est le cas de la verrerie de Laignelet qui, à la fin du XIXe siècle, doit baisser ses prix par suite de la concurrence des grandes verreries lyonnaises. De même, en 1881, la tannerie locale est gênée par la concurrence des maisons extérieures installées sur une plus grande échelle, voire des pays étrangers, comme c'est le cas pour celles de Saint-Brice. 

N'idéalisons pas les choses : le manque d'organisation du marché national, face à l'homogénéisation des industries locales, a contribué au déclin des activités traditionnelles. Pourtant, ce marché n'est pas totalement anarchique : il semble qu'il y ait parfois une volonté de contrôler la production. Cela semble être notamment le cas pour la minoterie. En 1856, elle fabrique «avec réserve et prudence. Elle a satisfait les besoins ; elle paraît avoir tendu à faire marcher de front les achats et les ventes de peur qu'une baisse sur les grains ne détermine une perte ruineuse sur les farines». Démarche volontariste également pour la tannerie et la corroierie où, à la fin de 1883, «les cours continuent à avoir beaucoup de fermeté et la campagne entreprise en vue de la hausse s'accentue, malgré la résistance des acheteurs».

Un contrôle est indispensable car, outre les évolutions conjoncturelles déjà évoquées, le marché est parfois soumis à la spéculation. En 1856, le préfet constate avec soulagement que la baisse des bestiaux a déterminé une diminution du prix des cuirs «qui a arrêté l'esprit de spéculation». D'autre part, cela entraîne des conflits d'intérêts entre gros et petits industriels d'une même branche. En 1895, se produit une surélévation de 25 à 30 % du prix des gros cuirs qui semble provenir de l'accaparement des peaux par les gros tanneurs.

Plusieurs témoignages incitent à se demander si certains produits, tels les produits textiles et le cuir ne sont pas victimes d'un marché devenu trop étriqué. Le cas de l'entreprise de Leray à Fougères en 1868 semble exemplaire à cet égard : «après avoir fait le commerce des étoffes de rouennerie, il a voulu fabriquer; son usine établie à grands frais ne lui a rapporté jusqu'ici que des bénéfices peu considérables. Ses produits méconnus sur le marché n'ont pas trouvé un débouché suffisant et il s'est vu contraint de ralentir sa production». En 1878, le stock des articles fabriqués par les tanneries et les corroieries est considérable dans les grands centres commerciaux mais difficiles en dehors d'eux. De même, en 1892, la vente est mauvaise et l'écoulement des marchandises très difficile.

Cela exacerbe les rivalités entre industries. Les indices en sont ténus dans les rapports officiels. Ainsi, en 1897, une plainte est déposée contre le moulin de Champinel, dans la commune de Coglès, et l'on demande qu'il soit réglementé. Or, dans son avis, le maire de Coglès attribue à une rivalité d'industrie le motif qui a fait agir le pétitionnaire'41'. Autre cas, à Antrain, où le Vicomte de Couton proteste contre le moulin de Renault. Le rapport est alors clair : «M. le Vicomte est aussi meunier, il fait valoir un moulin alimenté par l'étang de son château, mais dont la clientèle n'est pas considérable, il ne serait peut-être pas fâché de faire enlever à celui du sieur Renault une partie de sa force, ou même de la faire annuler entièrement, dans l'espoir que la clientèle du sien s'en accroîtrait d'autan 

2 - Une intégration peu poussée

Ces effets sont aggravés par l'existence d'un semis de petites industries sans véritable tissu industriel. Les relations entre elles semblent en effet rares. Il y a évidemment quelques exceptions. À Fougères en 1854, existent deux tanneries réunies à une mégisserie qui occupent ensemble une soixantaine d'ouvriers. À Antrain, Tesnière et Delarue achètent des grains qu'ils font moudre dans leurs établissements et expédient une partie de leurs farines aux îles anglaises par les ports de la Manche.

Un début d'organisation s'observe également pour le granit. En 1868, un entrepreneur fougerais, Dard, draine dans son établissement des «quantités considérables» de granit qu'il dirige ensuite sur Paris.

Finalement, le petit nombre de ces signes d'intégration manifeste l'archaïsme de l'espace industriel

3 - Un manque de bras ?

On aurait pu penser que le monde rural en pleine évolution allait pouvoir fournir une main-d'œuvre nombreuse à l'industrie, frein à l'exode rural qui est alors dans sa pleine période de croissance. Or, paradoxalement, quelques témoignages semblent ponctuellement indiquer le contraire. En 1878, pour le granit et le bâtiment, on manque plutôt d'ouvriers que de travail.

Une affaire vient confirmer cette impression : en 1871, suite à l'occupation de l'Alsace et d'une partie de la Lorraine par les Prussiens, deux manufactures de tabac, établies à Strasbourg et à Metz, doivent être ramenées en France. Fougères se porte candidate pour accueillir l'une d'elle. Sa proposition est repoussée par le Ministre des finances qui juge que la population de la ville est «trop faible pour assurer le recrutement de douze ou quinze cents ouvriers. H semblerait donc que le lien entre ville et campagne fournisseur de main-d'œuvre ait alors été parfois singulièrement limité. Les causes sont encore difficiles à discerner.

4 - Éléments pour une géographie industrielle a - Polarisation par rapport à la ville

L'un des éléments essentiels de la mutation économique réside dans le passage d'une localisation essentiellement rurale dans le cadre proto-industriel à une implantation urbaine à la fin du XIXe siècle. Si l'on raisonne en termes d'ouvriers, malgré les lacunes des statistiques, les chiffres confirment le poids écrasant de la ville de Fougères, du principalement au développement del'industrie de la chaussure.

II en est de même en ce qui concerne l'implantation des établissements. L'exemple du textile montre la subsistance d'une étroite imbrication et de fortes relations entre villes et campagnes. Les producteurs ruraux sont dépendants des marchands urbains, ce qui n'est en définitive que la survivance du système proto-industriel. La filasse produite à la campagne est achetée par la maison Bretonnel de Fougères qui, en 1854, en fait filer 700 000 kilos dans diverses usines des départements voisins puis ces fils reviennent dans l'arrondissement pour y subir les opérations de blanchiment, ourdissage, dévidage et tissage. La ville est donc la plaque tournante de certaines activités. C'est le cas également pour le granit, avec l'entrepreneur Dard évoqué plus haut.

L'impact sur la société rurale se marque d'abord par la présence physique des ouvriers. Or, ils ont un poids très variable selon les communes :Malgré toute l'incertitude des chiffres, et le sous enregistrement dû à la restriction de la notion même de ce que recouvrent les différentes catégories, le nombre d'ouvriers à plein temps reste faible. Tout au plus peut-on estimer qu'ils ne représentent que rarement plus de 15 % de la population totale. Notre appréciation serait plus exacte si nous pouvions compter le nombre d'ouvriers occasionnels, qui sont paysans pendant les trois quarts de l'année et complètent leur revenu par une activité industrielle. C'est le cas pour les industries du bois :

«À peu d'exceptions près, il n'y a pas de spécialistes dans la main-d'œuvre et les bûcherons de métier sont rares.

Les cultivateurs voisins des bois s'embauchent pour ces travaux pendant les périodes inoccupées; seuls les sabotiers et les carboniseurs sont des ouvriers de

métier.

b - Une géographie mouvante

La population ouvrière est plus mobile qu'il ne pourrait sembler au premier abord. Le plus bel exemple que nous ayons de migration d'une commune à une autre se produit en 1881. Sans raison explicite (peut être la recherche de matière première plus abondante), les sabotiers de Landéan partent habiter à Laignelet

La variation des salaires détermine en partie le circuit de la main-d'œuvre. La population laborieuse tente de profiter des évolutions différentielles des salaires entre les différentes industries. À la verrerie de Laignelet, en 1894, le personnel se recrute facilement dans les campagnes et difficilement dans les villes «où l'ouvrier, pour un travail moins pénible, gagne plus d'argent». De même, en 1856, on constate que le nombre de métiers consacrés à la production de toiles usagères a diminué car «les ouvriers recherchent les ateliers de toiles à voile dont les salaires sont au moins d'un tiers plus élevés». Lorsque l'industrie des toiles de navire décline, la chaussonnerie et la cordonnerie reçoivent «une partie des fugitifs des ateliers de tissage». Le mouvement inverse peut se produire. En 1879, à l'usine d'Iné, «on a retenu par une élévation du salaire des ouvrières qui voulaient partir» dans les filatures. Dans cette même usine, en 1893, le personnel des ouvriers se recrute facilement et l'été principalement, par suite du chômage de la fabrication de la chaussure».

Au gré des faillites et des créations d'entreprises, se produisent de grands mouvements de la population ouvrière. En 1882, l'augmentation du nombre des ouvriers de la fabrique de toile de Fougères provient du fait qu'un certain nombre d'ouvriers qui étaient employés à l'usine de chaussures Pasquet, qui a été déclaré en faillite, y ont trouvé du travail. 

Héritière d'une longue tradition, dans des cadres qui n'ont pas évolué, quelques industries ne subsistent que grâce au nomadisme de leurs ouvriers. Ainsi, les forêts et les bois champêtres sont exploités par une population nomade qui fournit près de 1 500 ouvriers en 1853. Parmi eux, les sabotiers qui suivent les coupes, «portant leur tente partout où la forêt est exploitée». À ce propos, méfions nous des idées reçues : qui dit nomade ne sous entend pas pauvre a priori, au milieu du XIXe siècle tout au moins. Les ouvriers exploitant les bois sont en effet dans l'aisance «ce qui prouve que ceux qui les emploient sont eux-mêmes dans une excellente position». De même, en 1850, les sabotiers ont du travail au moins pour un an, ce qui les met à l'abri du chômage.

IV - L'introduction du «progrès» 1- De nouveaux moyens financiers ?

Pendant notre période se pose le problème du développement du capitalisme lié évidemment à celui des capacités financières des entreprises et des structures qui l'assurent. Une logique propre aux petites et moyennes entreprises laisse penser que l'auto-investissement doit y être essentiel. Nous ignorons quel a pu être le rôle de la banque qui commence alors à se développer dans l'arrondissement. En 1854, le comptoir national d'escompte de Fougères, se dissout et est replacé par une société en commandite par actions formée sous la raison sociale Heude et Cie qui est totalement dans la continuité de la précédente. En 1867, un rapport nous apprend que «le crédit, base du commerce et de l'industrie, est parfaitement organisé à Fougères. Deux banques, honorables sociétés en commandite, y fonctionnent régulièrement, l'une depuis 18 et l'autre depuis 11 ans. Aussi la confiance absolue dont elles jouissent et l'abondance des capitaux dans le pays les mettent à même d'offrir à tout commerçant sérieux l'argent nécessaire à ses opérations Malheureusement, nous n'avons aucune précision chiffrée. D'autre part, nous n'avons aucune information sur la part du bénéfice réinjecté dans le circuit pour améliorer la production. Tout au plus sait-on, comme c'est le cas pour la verrerie que «les bénéfices sont employés pour une certaine part à l'amélioration de l'usine».Preuve que ces industries restent quand même largement en dehors des grands circuits, la crise financière qui se manifeste dans les années 1855-1860 ne semble pas les avoir affectées 

2 - Un cadre qui reste en partie familial

Le manque général de capitaux explique qu'au milieu du XIXe siècle, des structures de type proto-industrielles se rencontrent encore dans les campagnes. 

En 1850, l'industrie linière est exercée «soit individuellement, soit le plus souvent, par des fabricants qui spéculent sur leur travail individuel dont ils fournissent la matière». Ici, la dépendance vis-à-vis du fabricant est totale.

D'autres professions utilisent le cadre familial comme base du travail. C'est le cas des sabotiers qui, dans leurs ateliers, appartiennent souvent à la même famille, et forment une ou plusieurs équipes comprenant deux ou plus souvent trois ouvriers. L'un taille les sabots, les deux autres, parfois des femmes, creusent. Une équipe exercée fabrique de 80 à 100 paires par semaine'46 bls).

3 - Le changement de système technique

Nous ne ferons qu'évoquer ici ce problème complexe, sans entrer dans le détail des évolutions qui à elles seules justifieraient plusieurs articles. La seconde moitié du XIXe siècle est une période de mutation essentielle. L'irruption de nouvelles techniques (machines en tous genres) a des implications profondes sur la vie des ouvriers et sur le fonctionnement des entreprises.

Nous possédons peu d'éléments précis à ce sujet. L'arrivée du machinisme est certaine, souvent annoncée par des phrases sibyllines dans les rapports. En 1878 par exemple, le travail de la corroierie se perfectionne «par l'introduction de nouvelles machines». Leur localisation reste par conséquent difficile à établir. Dans quelle mesure la modernisation de l'agriculture dans les années 1850 a t-elle des incidences sur l'industrie ? Il semble que dans un premier temps, les artisans locaux suffisent à répondre à la demande. En 1854, «l'usage des nouveaux ustensiles aratoires» commence à se répandre : la charrue, système Dombasle avec avant-train et les batteries mécaniques portatives avec manège prennent une grande extension.

«Plusieurs ouvriers du pays confectionnent une partie des instruments que l'on y emploie; mais il n'existe pas encore de fabriques dans l'arrondissement». Les charrons travaillent le bois que les cultivateurs leur fournissent pour la confection des outils et le forgeron en prépare la ferrure. L'influence de certains pionniers qui depuis plusieurs décennies tentent d'imposer des pratiques modernes et rationnelles commencent à se faire sentir puisque «les investissements perfectionnés viennent de la ferme modèle de Rennes» dirigée par Jean Jules Bodin.

Cela ne génère donc pas immédiatement d'industrie spécifique. Cependant, face à l'importance des besoins, un vaste établissement de machines est fondé à Fougères pour fournir l'ensemble de l'arrondissement.

L'adaptation au machinisme des structures industrielles anciennes est souvent lente et progressive. En 1860, on ne recense que 6 machines à vapeur dans l'arrondissement de Fougères, représentant 85 chevaux. Là encore, les évolutions sont fortement différentielles. À la verrerie de Laignelet, en 1892, on est encore dans l'expectative : «l'outillage sera probablement transformé par le propriétaire actuel, mais jusqu'ici rien n'a été fait pour cela». Mais cet optimisme est souvent démenti. Au début de 1894, toujours à la verrerie, «MM. Lemoine et Poirier se proposent de faire des constructions plus spacieuses. L'outillage restera le même»<49). On voit ici à l'œuvre une dichotomie essentielle entre l'image moderne que veulent se donner les industries et la réalité qui reste beaucoup plus traditionnelle.

Les archaïsmes et les inerties sont nombreux. À la filature d'Iné en 1893, on remarque que «depuis la fondation de cet établissement, son outillage entièrement mécanique n'a subi aucune transformation»"0'. La modernisation s'impose par contre plus rapidement aux minoteries qui trouvent là un moyen d'éliminer les chômages d'été, lorsque le niveau des eaux est trop bas pour faire mouvoir la roue.

Conclusion

Au terme de cet étude, il faut bien reconnaître que le tableau reste essentiellement impressionniste. De grands obstacles surgissent lorsque l'on veut saisir la réalité quotidienne de ces entreprises et les motifs et mentalités qui les sous tendent. Cependant, l'exemple de l'arrondissement de Fougères nous permet d'apercevoir que le monde de l'industrie est un monde complexe, dans lequel il n'existe pas d'évolution totalement linéaire. Même si certaines d'entre elles sont irrémédiablement condamnées par l'évolution des conditions économiques dès les années 1850, d'autres subsistent et se développent, permettant de maintenir une certaine densité de population dans les campagnes qui ont tendance à se vider rapidement. En cela, elles Jouent un rôle régulateur fondamental.
Globalement la chronologie est simple à établir puisqu'en l'espace de 20 ans, entre 1870 et 1890, le paysage économique de l'arrondissement de Fougères se modifie complètement, laissant de côté les petites activités traditionnelles, au profit d'industries modernes bien intégrées aux circuits économiques nationaux et même mondiaux, et dont l'industrie de la chaussure semble le prototype.
Les industries sont capables d'une étonnante adaptation, répondant rapidement aux contraintes conjoncturelles à court terme. C'est peut être dans la distinction entre cette adaptation à court terme et une incapacité à concevoir une évolution à long terme que se cache l'explication des évolutions différentielles, prélude à la grande mutation du monde rural qui culminera après la seconde guerre mondial 

 

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